La chanteuse bleue

  • Texte illustré par les dessins de Dominique Le Tricoteur dans le livre, Le Cirque, merveilleusement mis en page par Diptic Design Agency (Paris, 2021)
Dessin, 14x215cm, 2012

La chanteuse bleue

Un vert s’est élevé à travers le micro que tenait le funambule sur son fil en dentelle, le vert de sa voix enfin a rejailli au-dessus du bleu, des bleus, pour grimper et grimper plus haut encore dans un élan qui vise toujours la lune. Sa voix, la voix verte, la voilà…

Pour avoir tourné cette fois, j’ai bien tourné, je suis montée voir Cohen dans son Tower of Song, lui aussi, tellement seul qu’il entendait Hank Williams tousser au 100e étage.

J’adore ces quelques notes bien prononcées de piano par-ci par-là dans la chanson, comme si elles rigolaient un peu. Se suivent, se séparent pour nous laisser suspendus quelque part. 

J’enlève Cohen et je mets, comme si j’avais un tourne-disque, l’album Aventine de Agnes Obel, un peu aussi comme si j’étais la magicienne de mes silences. 

Ce matin, un bleu clair, teinté d’aplats blancs par-ci par-là. 

Du gris, oui, toujours… des nuages encore, pas mal. 

C’est calme.

Mon jour préféré de la semaine.

Je suis née un dimanche.

Je gardais sur mon bureau, le faire part de ma naissance. Je l’ai enlevé finalement l’année dernière. J’ai décidé d’être moi-même heureuse d’être là, droite, enfin entendons-nous. Je sens souvent quand je marche, que j’avance de manière penchée ; pas au niveau du cou et des épaules non. Plutôt penchée de manière oblique, comme si je n’avais pas compris où, en général, de moi ou de la ville, était le haut du bas. Comme si je vivais dans un monde à l’envers et pour pas rater un côté ou l’autre, je tangue. Comme un bateau, un navire plutôt. Voilà, oui c’est plus ça pour moi, du surf. Je regarde au loin, je vois la vague venir et j’essaye de la prendre. « Suis juste un peu rouillée au niveau des genoux, peut-être pour ça que je reste droite par ailleurs.

Je tombe.

J’aime bien tomber, quand c’est doux, dans de l’eau.

Plouf.

Et puis me relever, tenter de dompter les vagues qui rejaillissent au rythme de mes souvenirs. 

Il est 10 h 24. 

Elle est revenue dans ma tête, la chanteuse bleue.

Je l’écoute là.

Ouf, j’ai le souffle coupé.

Je hausse le volume.

Je regarde d’un coin l’écran.

Non. 

Non, non, et non.

Je change tout de suite.

Quelle douleur j’ai vécue quand j’avais compris. Une douleur à avoir été, moi-même, aussi conne. Oui, conne. À la Brigitte Fontaine…

Bien conne quoi. 

… c’est moi.

Punaise. Non. Pas encore, dix ans plus tard, ça suffit. Van. Van. … – Vroom vroom.

La scène est vide, la scène est noire, les lumières vont bientôt s’allumer. J’y suis debout moi pourtant, moi… 

Moi qui ai toujours regardé les relations en tant que partage qui se construit, qui se transforme au fil du temps. Là, coupure nette, grand Bam.

Après avoir peint Ceux qui rêvent de Pomme. J’écoute là À peu près.

Parfois je me dis que la musique essaye de me dire quelque chose, de me montrer le chemin comme… c’est ce que je pensais du moins. Jusqu’au jour où, je l’ai rencontrée, en chair et en os, en femme, grande. 

… sa guitare écho… elle revient de loin. 

Enfin. Sa voix.

Mais non je n’aime pas cette version.

Je remets la version officielle. 

Elle est plus lente, plus tendre.

Là, tu parles de moi, c’est à moi que tu dis ces belles choses. Tu trouves ? 

… ben, oui quelque part je savais.

Non, non, je n’avais pas pensé, réalisé… Moi, je pouvais donc lui plaire… lui ait plu… fut.

Je l’écoute encore… Une chanson avec plus d’espoir cette fois. J’aime ses deux côtés, même si le côté plus triste revient plus, je comprends. 

Je ne veux plus être bleue, moi, je te l’ai renvoyé. C’est toi bleu maintenant. 

Moi je suis verte, un vert émeraude.

Garde ton bleu, tes bleus, les clairs, les foncés, pour toi.

Moi je veux du vert maintenant.

Que vienne le vert !

Pas un vert bouteille, un vert cassé 

Aplati, anéanti, 

Non… 

Celui-là y en a trop eu.

Je vais mettre ma chanson. Celle où j’ai tout compris.

Un vert, émeraude oui.

Elle commence tout doucement…

Je vais la réécrire tendrement,

En vert velouté,

Élégant,

Bien ponctué par-ci, par-là.

Comment tout se croise

Nos conversations,

Mes fuites,

Mes silences,

Ta voix.

Ma ville,

Une fenêtre,

– En arcade,

Je danse…

… mais je sais ce qui vient maintenant.

Mon nom. Il ne fallait pas. Pas de cette manière. Trop lourd est le fardeau d’un massacre que j’ai imaginé. 

Mon nom. Vanessa. Oui, je te l’avais dit,

Je ne signe que mon prénom. 

Et toi, qui chantes, qui hurles presque —

Dix ans de thérapie. 

Bon. Tu vois ? De la colère toujours.

Et puis la douleur… la douleur d’avoir compris… comme j’ai eu mal. Ne pas avoir vu, moi la peintre, moi l’artiste.

Ha. Artiste-clown oui, c’est bien ça.

Et toi aussi, tu parles de ta douleur. Quelle douleur.

Je comprends.

Je suis tellement désolée. 

Dans la foule de mélodies qui me remontent à la tête, je me transforme en acrobate tout d’un coup et me met à jongler entre ses morceaux de nouveau. Ils m’apaisent. Tu le connais bien toi, Leonard Cohen. 

Je dis ça, je dis rien.

Mais tu savais.

Leonard Cohen et son rôle dans ma vie, mon salut, qui je suis.

À l’époque, en 2012, j’écoutais sa chanson la plus triste Came So Far for Beauty en boucle. 

La pure vérité, en mélodies, de ce que je vivais cette année-là.

Et toi, tu es partie.

Dans le noir d’une nuit sans flambeaux,

Tu t’es enfuie.

Je ne te poursuivais pas pourtant, 

Je ne voyais pas.

Dix ans, une éternité

Que tu condamnes cette histoire,

À un silence, des ténèbres. 

… sur fond de Leonard Cohen qui murmure que tu as touché son corps parfait avec ton âme. 

Je ne vais pas en dire plus.

Tu sais pourquoi ?

Parce que jusqu’à maintenant, je te protège. Je t’ai protégée dans mon délire et jusqu’à maintenant, comme par défaut, je te protège, j’essaye, toujours. 

Après, je me dis quelquefois que nous sommes toutes les deux majeures et que nous sommes, aussi bien que nous le puissions, conscientes de la force de nos armes.

Mais si tu penses que tu vas t’en tirer,

Avec ces fleurs que tu me lances,

Qui refusent de pourrir,

Qui restent,

Feu les saisons,

Feu la journée,

Feu la nuit,

Je les entends tomber,

Du recoin du ciel,

Là où ton âme résonne.

… Non. 

Il est 19 h. 

Je t’écoute encore. J’essaye de dompter ou de dresser peut-être, mes souvenirs de toi qui repassent en boucle.

Stop.

Tacoma Trailer… la seule chanson de Cohen sans paroles.

Feu mes larmes, feu mon cœur,

Tu sais, je dis toujours que je l’ai perdu.

Mais j’ai envie de le retrouver moi,

Ce cœur opaque. 

Une sorte de grosse pierre

Où sont inscrits tes mots,

Qui surgissent parfois au détour d’un feu rouge,

Dans la fenêtre d’une partie de ma tête.

Je connais tes textes par cœur. Tu devrais mieux prononcer par contre.

Oui, elles sont belles tes paroles. 

… j’aurais pu t’embrasser.

Tu aurais pu m’embrasser,

Si je n’avais pas fui, encore.

Pourquoi fuyais-je devant toi ?

C’est vrai, je l’ai beaucoup fait.

Quelquefois j’étais très grande,

Comme quand tu prononçais mon nom,

D’autres, je disparaissais. 

Tu m’avais emmenée au bar d’un hôtel sympa. Je me rappelle de tes chaussures. Je t’ai même dessinée dans ton sofa pendant une conférence à la fac peu de temps après ce soir-là. 

Toi et la statuette de femme qu’il y avait dans la salle, toi et un gramophone. 

Pour ma défense, tu étais sur un fauteuil, pas un canapé — il n’y avait pas de place pour moi à côté. 

C’est peut-être donc ça. Pas de place pour nous à côté de nos arts, pour notre histoire, comme si nous avions vendu nos âmes. 

Quelle manière d’essayer de me faire voir. Franchement, quand j’y repense. Une femme Bélier te plaît et tu ne sais plus quoi faire pour attirer son attention.

Et moi qui enchaîne comme une conne, ah bon, qui est-ce…

Une femme, euh plus âgée tu avais répondu de manière tarabiscotée. 

Et je me suis énervée. 

Tu étais chez moi, le soir du Nouvel An, le soir du réveillon.

Nous étions une dizaine peut-être.

J’ai toujours des frissons quand je passe à côté du coin de la salle à manger où tu m’avais prise à part pour me parler. 

Pour la première fois depuis que c’est arrivé, j’en rigole.

Qu’est-ce que nous étions bêtes toutes les deux.

Bêtes et on ne se confiait à personne qui puisse nous guider.

Je suis longtemps restée dans le silence,

Toi tu as tout de suite chanté.

Eh bien, c’est mon tour.

Tu m’as tellement aimée donc. Tu as tellement espéré. Et moi, j’ai tout balancé.

Tu m’avais demandé de continuer la soirée avec toi, ce fameux réveillon, tellement j’étais blessée, j’ai refusé. Tu es partie, je me souviens de ton manteau un beige-marron non ? qui disparaissait derrière la porte. Je n’avais pas pu lever les yeux.

Ça fait mal et j’ai faim. Je vais changer la musique. Mais, quoi mettre ? C’est dur.

Je continue d’écouter. 

Merci.

Désolée.

Ma thérapeute m’avait encouragé à chanter, mais je n’ai pas une belle voix.

Je t’aurais alors répondu, d’égal en égal.

Je me rattrape un petit peu en étant DJ. 

J’écoute tes chansons d’après aussi. Beau parcours. Triste, mais beau. 

Toi aussi, tu ne lâches pas.

Tu m’utilises en fait. C’est ça, non ? Tout comme moi. Je le fais maintenant, pas pour toi, pour quelque chose d’autre. C’est ma silhouette là que tu dessines ? 

Oh. Ohhh. Mais qu’est-ce que tu dis ? Pourquoi tu dis ça ?

C’est de cette manière alors que ça doit se faire.

Pas de moi à toi directement, mais avec des lettres, autour d’un jeu.

Tu ne m’expliqueras pas les règles. Il n’y a pas de règles.

Je vois. 

Je te dis, je vois. 

Mais je n’arrive pas encore à peindre. 

Et puis, je t’ai assez peinte. Tu avais compris ma peinture avant moi. Tu m’y as retrouvée même. Tu m’écoutais quand je te parlais de Dominique qui me prévenait d’une tempête dans mon ciel. C’était sur mon tableau Porte et fenêtres aussi tableau portrait de Dominique. 

Moi je ne l’avais pas vu l’orage. Je peignais, juste.

Après, je l’ai senti. Bien comme il faut.

Il y a beaucoup de tendresse dans ta voix. Oui, c’est vrai, je suis d’accord. D’accord, je patienterai. Tu viendras ? Ah bon, à ce point… 

C’est beau ça.

Oui, mais enfin tu sais que j’y crois aussi, à l’amour, au vrai.

Y a des choses qu’on n’a pas besoin de se dire je crois.

Mais ce silence. Mais tu me parles là, non ? Dans quelques œuvres, derrière quelques mots… tu me fais des clins d’œil. J’aime bien ça. 

Je retombe sur ta douleur, et ta rage…

Désolée. 

Je ne savais pas. 

… je n’avais pas le courage. 

Moi aussi je me se suis retrouvée pendant ce temps, perdue, perdue retrouvée, retrouvée perdue, ainsi de suite. 

Toi, comment tu vas ces jours-ci ?

Je t’écoute.

Bravo.

J’aime.

Cette mélodie, ce que tu dis… 

Je vais t’écouter un peu plus, pour voir quoi écrire, ne pas écrire.

Une lueur se dresse à l’horizon,

Comme un prélude à un soleil.

Je me demande si tu l’emmèneras aussi celui-là, 

Sous ta cape bleue,

Pour ne le garder que pour toi. 

Peut-être un jour le partageras-tu ?

Une nuit d’étoiles filantes,

Sur le haut d’une montagne.

Je te dis tout de suite,

Je choisis la musique,

Toi tu peux chanter.

Maintenant, je mets de nouveau Louise & Thelma de French 79.

Une fusée spatiale,

Pour nous faire tourner.

Mais on est assises,

Côte à côte contre une pierre,

Les pieds qui se balancent dans le vide

De la falaise qui se dresse,

Un chouya plus loin.

Tu sais, je me suis toujours vue en argenté,

Bien que ma couleur préférée soit le vert émeraude.

Toi tu seras un point bleu,

Et moi argenté.

C’est joli ensemble je trouve,

Les deux couleurs.

Comme si elles s’éclairaient,

S’amplifiaient dans les braises de la nuit.

Dans le cirque de mes pensées, les violonistes ont volé de trapèze en trapèze, la mélodie a suivi, le rythme a pris la foule, les spectateurs applaudissent, elle est encore sur scène, mais c’est fini maintenant. Dans le cirque de mes pensées, la chanteuse bleue tire sa révérence. Au revoir, adieu c’était bon tant que c’était dans ma tête, les lions rugissent, ils approchent de la scène. Merci, j’ai volé moi aussi, en belle chute libre. C’est fini maintenant, le vent souffle fort, je le sens contre ma joue, dans mes poumons et d’un dernier souffle je murmure la, lalala… Avant de tourner la tête de nouveau pour regarder droit devant moi cette fois.

#Beyrouth #Liban